Interview avec le Professeur Haim Bresheeth
Haim Bresheeth est professeur d'études cinématographiques, réalisateur, et photographe à l'université d'études orientales ( SOAS ) de Londres. Né après la seconde guerre mondiale dans un camp de réfugiés en Italie. Fils de deux survivants d'Auschwitz. Sa famille émigre en 1948 en Israël . Il passe sa jeunesse à Jaffa .Lieutenant dans l'armée Israelienne de 1964 à 1967. Quitte Israel pour Londres en 1972.
Dialogue : Alors qu'une nouvelle offensive israélienne frappe brutalement la population civile de la bande de Gaza, on constate une fois de plus que la quasi totalité des états et des médias soutiennent de manière inconditionnelle le prétendu "droit d'Israël de se défendre. Dans ce cadre, vous avez pris l'initiative d'une lettre ouverte adressée aux universitaires israéliens. En tant qu'universitaire, d'origine israélienne, pouvez vous nous expliquer votre démarche ?
HB:
Vous avez parfaitement raison. Les soutiens occidentaux d'Israël - les Etats Unis, le Royaume Uni, l'Union Europenne, le Canada, l'Australie - sont bien loin d'écouter les arguments des Droits de l'Homme, de l'occupation illégale, des colonies ou des crimes de guerre - ils soutiennent Israël dans le cadre de leur stratégie de confrontation avec le monde arabe et musulman, et du contrôle du Moyen Orient. Ils sont aussi déterminés par les sentiments de culpabilité au sujet de l'Holocauste qui sont périodiquement agités de manière outrancière par la propagande israélienne. A la lecture des articles des auteurs israéliens, on se ferait une image très intéressante : Israël est attaqué ; Israël est en danger de mort du fait des roquettes du Hamas ; Israël ne veut que la paix mais les Palestiniens ne veulent que la détruire, etc, etc. Netanyahou a parlé de
millions de personnes menacées par les missiles en Israël
. On en viendrait à croire que les Israéliens n'ont jamais fait de mal à personne et qu'ils vivent désormais sous la menace d'une guerre éclair cruelle et destructrice.
Bien entendu, rien n'est plus éloigné de la réalité. Le grand talent de la propagande israélienne c'est d'inverser la réalité, et ils procèdent ainsi depuis des décennies. Rétablissons donc la réalité. Cela fait 47 ans qu'Israël refuse de se retirer des territoires palestiniens, syriens et égyptiens qu'il a occupés en 1967. Il a fait cela de la même manière qu'il a refusé d'appliquer les résolutions de l'ONU en 1949 qui exigeaient le retour des réfugiés, résultat du nettoyage ethnique opéré par Israël.
Israël a défié l'ONU, la Convention de Genève, la Cour Criminelle Internationale et la Cour Européenne des Droits de l'Homme. Israël a commis de nombreux crimes de guerre et n'a jamais, à aucun moment, eu à répondre des crimes commis.
Israël organise le blocus de Gaza depuis plus de sept ans, y rendant la vie pratiquement impossible et depuis 1967 Israël tue périodiquement des milliers de civils dans des incursions brutales, illégales et immorales dans Gaza, en Cisjordanie en Syrie et au Liban.
Depuis 1967, Israël a créé un nombre de réfugiés similaire à celui de 1948.
Qu'est-il arrivé à la société israélienne au cours de ces cinq décennies ? La société est désormais totalement dirigée vers la poursuite de l'occupation. Toutes les couches de la structure sociale collaborent à cette tâche. Au lieu de s'occuper des problèmes sociaux, Israël s'est occupé des colonies.
Cela a , bien évidemment, nécessité l'emploi massif de la force et de l'oppression, ce qui a signifié la militarisation de la société à tous les niveaux de la société. Israël dispose de la quatrième armée la plus forte de cette planète - un pays de moins de 10 millions d'habitants !
C'est aussi le quatrième exportateur d'armements mortels du monde - Israël vit (bien) de la mort et de la destruction et utilise Gaza comme le plus grand laboratoire pour tester de nouvelles armes.
Israël refuse d'accorder les moindres droits à plus de 5 millions de Palestiniens dans les Territoires Occupés de la Palestine, opprime et tue un grand nombre de gens sans raison et sans procédure légale, et bride la vie économique, sociale, éducative, environnementale et culturelle de la Palestine.
Tout cela ne pourrait pas se faire sans utiliser des milliers d'universitaires de toutes les disciplines - ceux qui dessinent et construisent les logements et les colonies, ceux qui conçoivent et gèrent son système informatique de lutte contre les critiques en ligne, ceux qui font de la recherche sur de nouvelles armes plus destructrices, de nouvelles méthodes d'interrogatoire, de nouvelles façons médicalisées d'opprimer les prisonniers, ceux qui travaillent sur la propagande israélienne - la liste est longue et l'éventail est large.
La plupart des universitaires israéliens soutiennent totalement tout ce que fait le gouvernement, même si cela est illégal et immoral. Le mythe des universitaires libéraux en Israël est toujours très fort en Occident - Israël soutient activement ce mythe. Rien n'est plus éloigné de la réalité. La phase actuelle de destruction de Gaza en constitue un bon exemple.
Plus de 1600 universitaires du monde entier ont, en quelques jours, signé un appel aux universitaires israéliens pour qu'ils se joignent aux universitaires à Gaza et exigent la fin non seulement de l'offensive meurtrière mais aussi de l'occupation elle-même - la source de tout le mal politique en Israël.
Parmi ces signataires, on trouve des universitaires et des intellectuels du monde entier : Noam Chomsky, Angela Davis, Etienne Balibar, Naomi Klein, Jacques Rancierre, Slavoj Zizek, John Berger, Richard Falk, David Palumbo-Liu, Sara Roy, la Baronne Tonge, Sir Patrick Bateson, Ahdaf Sueif, Jacqueline Rose - et la liste se poursuit avec 1600 autres noms (on peut lire la lettre et la liste complète sur http://haimbresheeth.com/gaza/an-open-letter-to-israel-academics-july-13th-2014/ ).
Malgré le grand nombre de sommités internationales qui ont signé cet appel, seuls 70 universitaires israéliens l'ont signé ! C'est bien moins de 1 % du nombre total d'universitaires en Israël. On peut supposer que cela signifie que 99 % des universitaires israéliens soutiennent les crimes de guerre commis par l'Etat Israélien, un nombre similaire à celui du soutien au sein de la population juive en Israël !
Nous avons supposé que beaucoup d'universitaires ne signeraient pas notre appel, mais les résultats sont choquants même pour nous, qui avons initié l'appel.
Cela nous donne un nouvel argument factuel pour mener à grande échelle un boycott d'Israël par les universitaires du monde entier, contre l'occupation illégale et les politiques et les réalités de l'apartheid.
Nous avons l'intention de mener cette campagne au cours de la décennie à venir afin de recruter partout des universitaires pour la bataille pour les droits des Palestiniens et une paix juste en Palestine. Cela se fera en opposition avec nos gouvernants, dont le soutien actif rend possibles les crimes de guerre commis par les Israéliens. Nous gagnerons cette lutte comme nous avons remporté la lutte contre l'apartheid en Afrique du Sud, par une coalition large de soutien moral à la Palestine venant du monde entier.
Dialogue : Que peut on dire aujourd'hui de l'état d'esprit de la "société juive israélienne" ? On nous présente les colons israéliens de Cisjordanie, notamment ceux coupables du lynchage de Mohamed Abou Kdheir comme des extrémistes. Mais ne sont ils pas l'expression la plus aiguë d'une politique qui présente les palestiniens comme des parias dont il faudrait se débarrasser ?
HB: Il ne fait aucun doute que les assassins de Mohamed Abou Kdheir ne sont pas seulement des extrémistes, mais ils sont profondément malades et incurables. Si c'était cela le problème, alors on aurait pu le résoudre. Cependant, le problème est le trouble profond dans le système politique israélien lui-même, une maladie grave de sa structure sociale, et pas seulement quelques extrémistes.
Des décennies d'occupation illégale, d'oppression et de refus d'accorder des droits à des millions de gens sans statut légal ou civique, un système de contrôle par une politique et une réglementation racistes d'apartheid - tout cela a créé un nouveau type de société en Israël. Israël aime se vanter d'être
la seule démocratie du Moyen Orient
. Comment une démocratie peut-elle être raciste dans sa législation, soutenir le refus des droits de l'Homme, soutenir et commettre des crimes de guerre ?
Des sociologues ont utilisé l'expression de
démocratie herrenvolk
pour décrire ce phénomène, d'abord à propos de l'Afrique du Sud, ensuite à propos d'Israël. Cela signifie au fond une société dans laquelle une théorie de
race de seigneurs
sépare ceux qui jouissent de tous les droits de ceux qui n'ont aucun droit, la séparation étant faite sur une base nationale-ethnique. Dans ces deux sociétés, l'existence d'une politique d'apartheid a signifié qu'on a refusé d'accorder les droits de l'Homme les plus élémentaires à des millions d'êtres humains et que la vie de ces personnes n'avait aucune valeur, et que le droit ne pouvait pas être utilisé pour les défendre, puisqu'ils n'avaient pas de droit accordé à des humains. Au cours de plusieurs décennies, cette théorie et cette pratique racistes - Israël a survécu alors que l'Afrique du Sud a dû se plier au changement - dès lors que ces deux sociétés ont institué leurs structures inégalitaires au cours de la même année, 1948 - cela signifie que la plupart des Israéliens ne perçoivent pas les Palestiniens comme des êtres humains. Un grand nombre de dirigeants israéliens ont attribué aux Palestiniens des qualificatifs péjoratifs - Begin les a appelé des
animaux bipèdes
, d'autres ont évoqué des
cafards dans une bouteille
, et ceux qui s'expriment sur les réseaux sociaux sont encore plus extrêmes et plus marqués. Quiconque ose critiquer les crimes de guerre commis à Gaza est désormais en danger, et des milliers d'appels ont été lancés au cours des 20 derniers jours pour assassiner, éradiquer et détruire tous ceux qui critiquent l'opération à Gaza. Les universités ont prévenu les personnels et les étudiants qu'elles surveillaient les médias sociaux à la recherche d'expressions, par exemple sous le terme de
déclarations extrémistes
. Certains universitaires ont déjà été licenciés (!) ou suspendus, bien que nous n'ayons pas encore de chiffres précis sur ce point.
Si l'on voulait préciser ce que cela signifie - Israël est en train de se transformer très rapidement d'une société proto-fasciste en une démocratie herrenvolk militarisée, mise en place pour refuser à tout jamais d'accorder des droits à l'autre nationalité / ethnie. Que dans ces deux pays, cela se soit fait par un groupe colonisateur à l'encontre du groupe indigène majoritaire, c'est encore une autre similitude entre ces deux sociétés racistes.
Ainsi nous ne parlons pas ici de quelques extrémistes - nous discutons d'une couche sociale malade, où des millions de Juifs israéliens se croient supérieurs à des millions de Palestiniens. Dans une telle société, comme on l'a vu dans l'histoire troublée du 20ème siècle, les crimes de masse peuvent être, et sont normalement commis, contre le groupe qui est dépourvu de droits. On permet que leur sang soit versé et qu'ils peuvent être tués en toute impunité - ils deviennent des Homo Sacer. Telle est la réalité du nouvel Israël.
Dialogue - Dans cette situation extrêmement difficile, comment peut on envisager une solution démocratique qui garantisse les droits égaux pour toutes les populations qui vivent entre la méditerranée et le Jourdain ? Beaucoup parlent d'une occupation qui dure depuis 1967, mais que dire de la situation depuis 1948 ? Que pensez vous de l'analyse d'Ilan Pappe qui considère que la Nakba est un processus qui ne s'est jamais arrêté ?
HB : Je suis totalement d'accord avec Ilan Pappe sur ce point. Non seulement la Nakba s'est poursuivie, mais elle s'est intensifiée. Depuis 1947, les Palestiniens ne vivent plus en sécurité dans la totalité de la Palestine, et ils peuvent être assassinés, devenir des réfugiés, perdre leurs biens, leurs moyens d'existence ou le droit de vivre, ou d'être scolarisé à tout moment. Si des gens pouvaient croire à une solution à deux Etats en 1967, il est devenu rapidement clair qu'Israël ferait n'importe quoi, tout son possible pour s'assurer qu'une telle situation ne soit pas possible.
La solution à deux Etats n'est pas possible non pas parce que les Palestiniens ne l'ont pas acceptée - ils l'ont toujours accepté, bien que cela ait signifié de ne conserver que 22 % de leur pays. C'est Israël qui l'a rendu impossible en construisant les colonies, en pratiquant en masse la confiscation des terres, la destruction des maisons, des villages et des quartiers l'oppression brutale et par la construction illégale du mur d'apartheid. La solution à deux Etats, le pilier principal des Nations Unies et des puissances occidentales, est morte et enterrée parce qu'Israël l'a tuée. Israël n'a jamais été préparé au moindre Etat Palestinien, même miniature, à ses côtés.
Cela pose la question de ce qui demeure possible. A moins que la Communauté internationale et tant que celle-ci n'agira pas avec force pour faire qu'Israël accepte une paix juste en Palestine, nos options sont limitées. La situation actuelle en Palestine, où quatre millions de Palestiniens n'ont aucune sorte de droits, tandis que près de 1, 5 millions d'entre eux sont des citoyens de seconde zone dans un Etat raciste, est certainement intenable.
En gardant à l'esprit qu'il n'y a qu'un seul Etat entre le Jourdain et la mer, et que cet Etat, c'est l'Etat raciste d'Israël, alors nous devons agir pour transformer cet Etat en un Etat de tous ses citoyens, un Etat laïque démocratique sans droits spécifiques pour aucun groupe ethnique, national ou religieux. A coup sûr, revendiquer une société démocratique avec tous les droits pour tous les citoyens c'est la solution qui s'impose partout ailleurs, et pourquoi cela ne serait-il pas acceptable pour Israël ? Seuls ceux qui sont contre la démocratie combattront contre cette solution. Seuls ceux qui acceptent de leur plein gré les affirmations racistes que profère Israël au sujet du peuple palestinien. Cet Etat démocratique unique sur toute la Palestine, c'est la seule solution qui reste, parce qu'Israël a fait en sorte que toutes les autres soient obsolètes.
Bien entendu, cet Etat ne peut pas être Juif, Musulman ou Chrétien, ni même bouddhiste. Ce ne peut pas non plus être un Etat sioniste ou un Etat confessionnel. Un seul Etat, laïque et démocratique sera la société qui remplacera la démocratie herrenvolk raciste qui contrôle maintenant la Palestine.
Un groupe important d'intellectuels Israéliens et Palestiniens collabore pour faire naître la fondation nécessaire d'un tel Etat, et de cette société égale à venir en Palestine, et leurs efforts sont exposés sur le site One Democratic State : http://www.1not2.org/One_State_in_Palestine/Welcome.html .
Nous espérons simplement que cette solution juste et morale au conflit en Palestine puisse être acceptée par les deux parties en présence, avec l'aide de la communauté internationale. Si cette solution venait à être rejetée par Israël, alors on tracerait des lignes de front non seulement en Palestine mais aussi dans le monde entier. J'espère que les réalités d'une telle position erronée seront évitées, comme elles l'ont été en Afrique du Sud, et que nous pourrons commencer à construire une société commune, au lieu de poursuivre la destruction de la Palestine.
Propos recueillis par François Lazar.